Écrit par Swane Farge
Le jeudi 23 janvier 2025, le FGO Barbara, au cœur du quartier de la Goutte d’Or, a accueilli un événement marquant autour du livre Les féministes et le garçon arabe de la sociologue Nacira Guénif. Vingt ans après sa publication en 2004, l’autrice, accompagnée de plusieurs invité·es, présent·es pour raconter la manière dont cet ouvrage a infusé leurs travaux de recherche, ont ainsi proposés une réflexion saisissante sur la persistance des stéréotypes liés à la figure du "garçon arabe" dans la société française contemporaine.
En 2004, les auteur·ices sont partis du postulat qu’une “réflexion sur la question féministe aujourd’hui ne pouvait plus être dissociée de la question des inégalités sociales et des discriminations racistes : d’où une exploration des contours de cette figure du garçon arabe et de l’économie symbolique nationale dans laquelle il prend place.”
La conférence a débuté avec l’évocation d’une image emblématique, parue dans Paris Match en juin 1955 : "Une émeute révèle en plein Paris la médina de la Goutte d’Or". Nous nous retrouvons ainsi, 70 ans après cette publication, à l’endroit même endroit où cette photo a été prise, pour discuter de sujets qui, bien que liés à un passé lointain, semblent être d’une actualité brûlante.
Un certain écho avec une phrase prélevée du livre : “encore faut-il situer le passé à explorer” à lier avec une phrase prononcée par la sociologue lors de son discours d’introduction : “ne pas effacer le passé qui les a rendus possible”.
Les émeutes, souvent réduites à des titres sensationnalistes dans la couverture médiatique des “quartiers sensibles”, résonnent avec la construction de la figure du "garçon arabe", un stéréotype qui continue de nourrir les imaginaires collectifs.
Comme l’écrit Nacira Guénif dans son livre, il s’agit de “comprendre la genèse sociale d’une figure, qui persiste et procure une formule miracle : ‘ils ne sont pas civilisés’, un passe-droit autorisant tous les enfermements, toutes les mises à l’index”. À travers cette citation, elle invite à une réflexion sur les mécanismes qui permettent à ce stéréotype de perdurer et sur ses conséquences profondes dans la manière dont les jeunes des quartiers populaires sont perçu·es et traité·es dans la société française.
L’autrice met également en lumière le rôle des médias dans cette construction stéréotypée : "Comme pour les filles voilées, tout le monde parle à la place des garçons arabes, et lorsqu’ils prennent la parole, c’est pour se maintenir dans le registre attendu de l’aveu, de la dénonciation et de la menace, être contenus dans la clandestinité de voix déformées par des artifices médiatiques et pour demeurer sans visages, silhouettes floues sur l’écran de notre imaginaire télévisé."
Cette invisibilisation et cette mise en scène médiatique enferment les jeunes hommes issus des quartiers populaires dans des rôles figés, les empêchant de se définir par eux-mêmes en dehors des cadres déterminés par l’opinion publique dominante.
Lors des échanges, on évoque également le concept du “principe de conditionnalité” : cette idée insidieuse selon laquelle l’acceptabilité de ces garçons repose sur une injonction tacite à renier ce qui, en eux, dérange l’ordre établi. Autrement dit par la sociologue : “Si l’homme arabe n’était pas tout ce qu’on lui reprochait, au fond, il serait acceptable.”
La conférence a aussi permis de souligner la persistance d’une gestion coloniale des territoires en métropole. "Les quartiers sont devenus les réserves qu’ont cessé d’être les colonies devenues indépendantes", affirme Nacira Guénif dans son ouvrage. Cette phrase illustre l’idée que les quartiers populaires sont perçus comme des espaces extérieurs à la nation, relégués à une altérité permanente. Ils restent des lieux de surveillance et de contrôle, où la figure du "garçon arabe" incarne une menace présumée. La Goutte d’Or, en tant que quartier historique de l’immigration maghrébine, en est l’illustration parfaite.
L’une des invitées, professeure à l’université, a partagé une expérience marquante : en faisant lire des extraits du livre à ses étudiant·es sans leur indiquer la date de parution, elle a constaté que la majorité d’entre elles·eux pensaient que le texte avait été écrit récemment. Une preuve que les enjeux soulevés il y a vingt ans restent toujours aussi pertinents aujourd’hui.
"Voués à incarner sans défaillir le rôle tout aussi trouble du voleur dans un double régime de l’effraction : celle des corps et celle des lieux. Ces transgresseurs multi-récidivistes des mœurs civilisées sont les dignes héritiers des Arabes du temps des colonies. Tout aussi prisonniers d’une réputation que leurs prédécesseurs, ils sont tenus en suspicion par les adultes qui les côtoient”. Ce regard éclaire un continuum historique où la stigmatisation des jeunes arabes ne connaît ni rupture ni répit. Du "mauvais sujet" colonial au "jeune de banlieue", la figure du voleur, du transgresseur, s’ancre dans un imaginaire criminel qui les enferme dans une menace perpétuelle. Leur présence même devient une effraction, une intrusion qu’il faudrait sans cesse contenir, justifiant ainsi leur relégation aux marges de la société.
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C’est ainsi que Les féministes et le garçon arabe dévoile une mécanique insidieuse : celle d’un féminisme qui célèbre l’émancipation des femmes "occidentales" tout en reléguant la "culture musulmane" et celle "des banlieues" au rang d’altérités archaïques. Ce paradoxe, que les auteur·ices qualifient de "racisme vertueux", dessine les contours d’un discours faussement progressiste, où l’égalité se fait à géométrie variable.
C’est là tout l’intérêt et l’audace de cet ouvrage : déconstruire ces narrations dominantes et interroger leurs fondements. En convoquant les études queer et les féminismes postcoloniaux, il ouvre un espace de réflexion sur l’imbrication des oppressions et invite à prêter une oreille attentive aux mouvements minoritaires, ces voix discrètes mais essentielles, qui renouvellent les luttes d’aujourd’hui.