A l’occasion du mois de documentaire, la bibliothèque de la Goutte-d’Or a projeté le documentaire Frontière Intérieure, réalisé par Claire Ananos en 2005, pour raconter l’histoire des habitants de la Goutte-d’Or à travers le 20e siècle. Un film qui reste encore d’actualité par les thématiques qui sont abordées et qui demeurent brûlantes dans ce quartier populaire.
“Ce qui est terrible, c’est qu’on a pas avancé”. Ce constat amer est celui de la conservatrice de la bibliothèque de la Goutte-d’Or, Anne-Laure Pierre. Elle réagit à la projection de Frontière intérieure, réalisé par Claire Ananos, en ce dernier jour du mois du documentaire de novembre 2024. Diffusé pour la première fois dans le quartier près de vingt ans après sa production, le film raconte l’histoire des habitants de la Goutte-d’Or à travers le 20e siècle.
Les témoignages face caméra se succèdent pour raconter une histoire générale ; celle de la première guerre mondiale et des tirailleurs sénégalais, de la seconde en pleine résistance, de la guerre d’Algérie et même celle de l’élection présidentielle de 2002 avec l’extrême-droite au second tour pour la première fois. Ces épisodes s’inscrivent ici dans un microcosme, celui du quartier. Un quartier atypique de Paris qui s’est construit sur des vagues successives d’immigration.
“Tout le monde se parle !”
“Tu sais comment sont les gens ici ? Dans le 18e, il y a toutes les communautés. À Marx Dormoy, tu as tout ce qui est Asiatique. Ici [Château-Rouge, ndlr], il y a les Africain·es et en même temps les Indien·nes qui commencent à s’implanter [...] Et tout le monde se parle !”, dépeint joyeusement Fily Konaté, interviewée dans les premières minutes. Et c’est ce que donne à voir le documentaire ; cet ADN cosmopolite si cher à la Goutte-d’Or, point commun de nombre de ses habitant·es. On comprend ainsi la question sous-jacente posée par la réalisatrice Claire Ananos : qu’est-ce qui fait que l’on habite quelque part ? ça veut dire quoi, vivre à la Goutte-d’Or ?
Avant d’y poser sa caméra, l’auteure connaissait peu l’histoire du quartier, elle qui y vivait aux abords, à Marx Dormoy plus exactement. Pour en parler, Claire Ananos s’appuie sur les œuvres de François Maspero, libraire et écrivain de gauche. Des extraits sont lus par une jeune femme qui déambule dans les rues et délimite ainsi les frontières de la Goutte-d’Or, tout en servant de fil rouge aux témoignages.
Choisir François Maspero, militant et porte-voix de plusieurs luttes, pour évoquer ce quartier n’est pas un hasard. Lors du tournage de Frontières intérieures, le Front national (Rassemblement national aujourd’hui) fait une percée historique au scrutin présidentiel de 2002 : Jean-Marie Le Pen brigue presque 17 % des voix au premier tour, soit trois petits points de moins que le candidat de la droite, Jacques Chirac. “C’est François Maspero et son œuvre L’abeille et la guêpe qui m’ont permis de surmonter cette épreuve”, relate Claire Ananos. Elle filme d’ailleurs l’annonce du résultat dans les rues de la Goutte-d’Or où l’on découvre la surprise et l’effarement des passants. “Si c’est Le Pen, nous on va partir. C’est fini pour nous”, partage l’un d’eux.
Un quartier qui résiste encore et toujours
Vingt ans plus tard, rien ne semble avoir changé. “Quand on regarde ce film, on voit tout de suite qu’il ne parle pas que du passé mais aussi de l’avenir. (…) Aucune leçon ne se retient. Cette tentation de la discrimination, de la séparation, du racisme est inhérente à toute grande société dans le monde. Et c’est très visible dans un quartier comme la Goutte d’Or”, réagit un spectateur après la diffusion du documentaire.
Et pour cause, depuis 2017, l’extrême-droite au second tour de la présidentielle est devenue monnaie courante. Ne parlons pas des élections législatives anticipées de 2024 qui ont placé 124 députés issus du Rassemblement national à l’Assemblée nationale. “Aujourd’hui on a un effet miroir grandissant de ce qui est dit dans certains moments de ce film et qui fait un peu froid dans le dos”, s’attriste un autre spectateur.
Même constat du côté de Bernard Massera, habitant depuis 45 ans à la Goutte-d’Or et ancien président de la Salle Saint-Bruno. L’ancien syndicaliste oppose tout de même une autre réalité ; celle de la résistance, présente depuis les origines dans ce quartier populaire : “Entre 1847 et 1848, un des banquets républicains [qui ont mené à la révolution de février 1848, ndlr] a été organisé à Château-Rouge. Ce que je voudrais mettre en avant c’est ce caractère résistant qui s’inscrit aujourd’hui dans cette réalité qui continue. C’est un quartier qui sait s’organiser. Aujourd’hui il y a presque 80 associations et presque toutes sont nées sur des idées d’habitants du quartier”. Un appel à la lutte dont le documentaire se fait l’écho en concluant par une phrase de François Maspero : “Même au prix de grandes défaites entre tant de petites victoires, résistez !”
Un article de Anaïs Meynier